Lettre à Kisara

Ô je vois encore les cieux se déchaîner à l’annonce de tes adieux. J’entends encore les sifflements stridents du vent, aussi forts et passagers que nos vies se sont croisées. Cette tempête fit écho à celle de mon cœur…

Kisara, que me reste-t-il à perdre maintenant que je t’ai perdue ? Je n’ai alors plus peur d’exprimer ce que je ressens, sans filtre, et j’ai tant de choses à dire que je ne sais pas par où commencer. Mon propos sera long et quelque peu déstructuré, je dirais même brouillon. Mais le temps est compté : l’important c’est que tu me comprennes.

Tout d’abord, merci de me laisser l’opportunité de te faire parvenir ces mots. Tu aurais pu faire en sorte que je ne puisse plus m’adresser à toi et tu ne l’as pas fait. Je t’en remercie, et je n’abuserai pas de cette possibilité que tu m’offres de t’écrire, peut-être pour la dernière fois.

J’admire sincèrement cette façon si polie, si respectueuse que tu as de m’adresser un dernier message pour me dire que la vie est meilleure sans moi. En général, les gens se bornent à disparaître en silence. Mais quelle que soit la forme, le message est le même : c’est la fin. Cette fin, j’y étais préparé, mais de la sorte et aussi tôt, je ne l’avais pas anticipé.

Qu’ai-je donc fait si mal au point de nuire à ton bonheur ? Je ne le saurai peut-être jamais, mais je ne peux m’empêcher de m’efforcer vainement à répondre à cette question. Néanmoins je ne manque pas d’hypothèses. Il y a bien des choses auxquelles je pense, qui pourraient expliquer ta décision.

Parler autant d’amour et de sexe, n’était sans doute pas très malin de ma part, je le reconnais. Sache cependant que ce ne sont pas des sujets tabous pour moi et pour beaucoup de français. Il n’est pas mauvais d’en parler. Tout dépend de la manière et l’intention. Je pense avoir été bienséant et je souhaite que tu l’aies perçu comme tel aussi. L'amour, le sexe, ce sont les belles choses de la vie. C’est pourquoi l’autre jour sur la plage, je cherchais à te faire profiter de mon expérience pour te montrer à quoi pourrait ressembler ton futur en la matière. Tu as tout à découvrir encore, et j’en suis un peu jaloux. D’une certaine manière, je voulais guider tes pas. J’avais aussi envie d’une conversation de nature à convoquer la pensée (par opposition à ce que l’on nomme les « small talks », souvent vides de substances, qui ne font guère appel à l'intellect). Le lieu se prêtait bien à la réflexion ! En tout cas, il y a plein d’autres sujets sur lesquels j’ai de la conversation. Mais certains ne t’intéressent sûrement pas (et c’est normal) et d’autres moments, je suis en manque d’inspiration.

Toutefois, je doute que les sujets de conversations expliquent ton départ. Alors je ne vais peut-être pas lister toutes les hypothèses qui me viennent en tête pour tenter d’expliquer ta décision. Je vais plutôt t’exprimer ce que je ressens, et ce que à quoi pourraient ressembler les moments passés ensemble.

Inutile de le cacher davantage, et tu l’as sûrement vu : je t’apprécie beaucoup. Pour ainsi dire, depuis le premier jour, celui de notre rencontre, j’exprime de vifs sentiments envers toi. Ce n’est pas seulement parce que tu es une jolie jeune fille asiatique, aux traits fins et à la peau douce. Ton ouverture vers les autres, ta bonne humeur et ton insolente insouciance, ont instantanément conquis mon cœur. En cela tu es différente des autres. Depuis notre rencontre, je pense à toi souvent, à vrai dire tous les jours. Les sentiments que j’éprouve pour toi sont intenses, sincères. Ils sont de ces choses que la raison ignore.

Malgré cela, je demeure un être rationnel. Les choix que je fais dans la vie, sont davantage basés sur la raison que les sentiments (et je dirais que c’est ce qui fait que je réussis plutôt bien dans la vie). C’est ainsi que je sais contrôler, ou devrais-je dire « cacher », mes émotions. C’est une faculté nécessaire pour vivre en société après tout. C’est ce qui différencie l’adulte de l’enfant.

Aujourd’hui, je ne souhaite plus rien te cacher. Ni les sentiments, ni ce que me dicte la raison. En substance, tu me plais déjà beaucoup, mais je sais aussi que je ne te connais que très peu encore. Je sais aussi que j’ignore ce que tu penses vraiment de moi. Je sais que de toute évidence, quoique tu puisses penser, nos vies se croisent qu’un très court instant. Si court qu’on finira un jour par s’oublier. Si court qu’on ne construira rien ensemble. Mais suffisamment long pour qu’on puisse passer de bons moments ensemble, et peut-être même s’aimer. On pourrait créer de bons souvenirs, aussi éphémères soient-ils. En somme, on pourrait vivre.

Car la vie, ce sont ces petits moments passés avec les gens que l’on aime plutôt que la réussite sociale. Je crois que c’est ce qu’il reste de la vie, ce qui fait le sentiment d’avoir vécu et de pouvoir partir heureux quand l’on atteint le grand âge et que l’on fait le bilan de notre passage sur Terre. Ma philosophie est de profiter de chaque instant sans penser à demain. Saisir les opportunités intéressantes quand elles se présentent (j'ai raté beaucoup d'opportunités de passer de bons moments quand j'étais plus jeune, je le regrette encore aujourd'hui). La vie n'est pas si longue, car chaque étape est différente. Certaines sont meilleures que d'autres. Et quand celles-là sont révolues, il est trop tard pour se réveiller. Ce qui est passé est passé. Penser au futur et planifier c'est bien, mais il ne faut pas oublier de vivre l'instant présent. C'est l'essentiel. Avec le temps, j'ai aussi appris que rien n'est vraiment acquis, que tout peut disparaître à tout moment. Les choses que l’on croit posséder ou bien les personnes que l’on aime. D'où le fait qu'il ne faut pas trop attendre parfois.

Peut-être alors qu’on se serait quitté aussi tôt que le 15 décembre avec beaucoup de chagrin, mais crois-moi, cela aurait valu le coup d’être vécu (en plus le 15 décembre tu auras ton amie à tes côtés pour apaiser la tristesse). À l’échelle d’une vie, il vaut mieux avoir vécu des moments de bonheur et de tristesse, que de n’avoir rien vécu de peur d’être triste. Ces rencontres, qui vont et qui viennent, ces émotions intenses, c'est ça la vie. La tienne est peut-être pour lors un long fleuve tranquille au parcours linéaire, car tu es jeune. Tu n’as peut-être pas encore connu l’échec, le doute, la peur, la haine, la douleur. Mais tu finiras par apprendre et ces choses-là te rendront en fin de compte plus résiliente et paradoxalement, plus heureuse. Même s’il n’est pas souhaitable de souffrir, quand cela arrive, on en ressort toujours grandi. Ainsi est la vie.

Certes, je me prends à rêver d’une idylle toi et moi mais aussi étrange que cela paraisse, ce n’est pas ce que je souhaite le plus te concernant. Car l’amour d’une femme pour un homme, ça ne se commande pas, ça échappe à toute logique. Je n’aspire qu’à ton bonheur Kisara. Si tu es davantage heureuse sans moi, ainsi soit-il. Je l’accepterai. Mais si tu étais heureuse en ma présence à condition que toi et moi, on ne reste qu’amis, sans autre rapprochement, cela me rendrait déjà très heureux. Cette journée à la plage entre deux amis, fut une expérience mémorable pour moi. Vivre des expériences similaires avec toi m’enchanterait.

En fait, comme tu le comprends, tout me va. C’est toi qui donnes le tempo. Je n’ai pas d’objectif te concernant. Je ne cherche ni à conquérir ton cœur, ni à t’embrasser, ni à faire l’amour avec toi. Cela ne m’empêche pas d’avoir des rêves. Mais la seule chose que j’espère, c’est de passer encore un peu de temps avec toi, quoique l’on fasse. Être avec toi me procure beaucoup de joie. Derrière ma façade de « poker face » parfois mystérieuse, il y a un homme plein de nobles émotions.

Il est enfin temps de parler de Jiaying. Elle et moi sommes en couple depuis environ six ans. Nous vivons ensemble depuis plusieurs années. On s’aime beaucoup, on a des projets ensemble. Mais elle est aussi rationnelle que moi. Jiaying et moi savons que beaucoup de couples se séparent. De plus en plus. Alors pourquoi pas nous ? Nous savons très bien que c’est une possibilité. Nous pensons que si nous nous aimons, il fait sens de rester ensemble, mais que si l’un de nous n’est plus heureux dans cette union, alors il fait sens de se séparer. L’amour est notre seul lien. Nous ne voulons pas nous unir par les liens du mariage. Cela est pour nous désuet et source de souffrance quand l’amour n’est plus là. De plus, le discrédit est jeté sur le mariage tant le nombre de divorces ne cesse de croître.

Si Jiaying est en France, c’est parce qu’elle ne se plaisait plus trop en Chine. Son enfance a été influencée par la culture occidentale, notamment au travers des livres. Elle a également travaillé un peu aux États-Unis. Lasse de la société chinoise, elle a fait le choix de la France, pour ses frais de scolarité attrayants. Tout cela pour dire, qu’elle n’est pas une chinoise « traditionnelle ». Elle est portée sur l’international. Elle s’intègre d’ailleurs mieux que la plupart des autres chinois de France. Et la chance que j’ai avec elle, c’est son ouverture d’esprit et sa compréhension des autres, des hommes et de moi. Elle comprend que les hommes puissent être très heureux de posséder une Ferrari pour finalement, après un certain temps, s’y habituer et avoir le désir d’essayer de conduire une autre voiture. C’est ainsi qu’elle comprend que les hommes puissent être très heureux d’avoir une femme parfaite, mais qu’au bout de moment, au moins à titre occasionnel, les hommes puissent avoir des désirs pour d’autres femmes. Jiaying n’est pas dupe. Elle sait qu’en apparence, les gens se présentent aux autres sous leur meilleur jour, mais qu’au-delà des apparences, beaucoup de choses que l’on ignore se passent. Il en est de même pour les couples. Même ceux qui s’aiment très longtemps. Peut-être que la recette pour s’aimer longtemps, c’est de laisser à chacun la liberté dont il a besoin ? Et puis d’ailleurs, personne n’appartient à personne. La France est un pays de libertés. La liberté, l’égalité et la fraternité sont les valeurs fondamentales de notre république comme tu le sais. Laisser son partenaire vivre occasionnellement des histoires passionnelles extra-conjugales fait à mon sens partie d’une liberté individuelle que beaucoup d’hommes et femmes réclament pour être épanouis dans la durée. En tout cas en France. Le phénomène est peut-être moindre au Japon, mais je suis certain qu’il n’est pas rare. Il est sans doute en revanche moins bien accepté qu’en France et donc encore plus secret et tabou.

Pour appuyer ces arguments, je souhaite te faire part de cette étude sérieuse récente : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-jeudi-14-novembre-2024-1554298

Pour les hommes français de 18 à 69 ans, le nombre de partenaires sexuels moyen est de 16,4. Pour les femmes, c’est seulement 7,9 car elles ne comptent pas tous les hommes (comme indiqué dans l’article). Alors est-ce que les garçons ont en moyenne dans leur vie 16,4 copines, et les filles, au moins 7,9 copains ? Non. On a peut-être deux, trois, quatre ou même cinq copains/copines dans notre vie. C’est simplement que les français ont des relations sexuelles en dehors des relations amoureuses formelles et durables. Mais les chiffres sont si élevés, que je peine à croire que ces relations sexuelles ont eu seulement lieu dans des périodes de célibats (en plus des relations amoureuses conventionnelles). Je suis convaincu qu’il n’est pas rare que ces relations sexuelles aient pour partie eu lieu durant la longue vie de couple, avec d’autres partenaires que l’être aimé. Nous aimons explorer, c’est le monde moderne.

Et ça, Jiaying le comprend, l’accepte et le vie bien. Moi aussi j’ai des désirs. J’ai encore de longues années de vie devant moi. Je souhaite vivre de nouveau la magie de l’amour naissant, du jeu de séduction, et du plaisir intense de découvrir d’autres corps. C’est ainsi que j’ai vécu une romance avec une fille en Thaïlande, alors que j’étais en couple avec Jiaying déjà. On a commencé à s’écrire avant que Jiaying et moi allions en dans le pays. Une fois sur place, j’ai rencontré cette thaïlandaise quatre soirs consécutifs. J’en garde de bons souvenirs. Jiaying savait très bien que je voyais cette fille et que je lui faisais la cour. Ce n’était pas un secret pour elle et elle me comprenait. Elle sait très bien que je l’aime et que notre relation ne serait nullement impactée par quelques infidélités ponctuelles avec une fille qui vit à l’autre bout du monde. Jiaying a toujours été ma priorité. En quittant la Thaïlande, j’ai gardé contact avec cette fille bien évidemment. À ce jour, il nous arrive de correspondre de temps en temps, tels de bons amis.

Alors à la lecture de ces paragraphes, nous atteignons peut-être le paroxysme du choc culturel, qui oppose ton puritanisme de jeune fille japonaise ayant peu d’expérience en relations amoureuses, à ma liberté ostentatoire de trentenaire français ayant déjà bien vécu.

J’imagine ô combien mes idées peuvent s’opposer aux tiennes. Toi et moi, c’est vrai qu’on est très différent. Notre âge, notre expérience de la vie, des amours, mais aussi beaucoup, nos cultures, nos croyances. Le Japon et l’Europe communiquent de manière soutenue depuis combien de temps ? 200 ans peut-être ? Ce n’est rien au regard de nos histoires millénaires. Avant cela, ces deux populations n’avaient rien en commun, si ce n’est des ancêtres vieux de 40 000 ans peut-être.

Et que dire de nos croyances ? Nous divergeons probablement aussi là-dessus. Je ne sais rien de toi sur le sujet, si ce n’est que tu vas parfois à l’Église. Cela fait bien longtemps que je n’y vais plus. Depuis que mon éducation, plutôt scientifique, me fait pencher en faveur de la théorie de l’évolution sans nulle autre force extérieure, et encore moins divine. La doctrine de l’Église m’apparaît comme archaïque, de plus en plus en décalage avec notre époque, et de moins en moins soutenable. Moi, je suis un homme libre, largement affranchi de toute idéologie, culture, tradition, religion. Je ne crois qu'en moi-même. Je suis avant tout un citoyen du monde, un homo sapiens. Je n’ai pas besoin d’un dieu pour aimer mon prochain, pour vivre en paix et être heureux : il suffit de faire les bons choix dans la vie. Et pour cela, il faut se forger un esprit critique : ne pas boire les paroles des autres, mais les laisser nous inspirer. La véritable liberté tient dans cette capacité à se libérer de la pensée unique, de l’influence que peut exercer la société sur nos idées. Il ne tient qu’à nous de décider de ce qui est bon ou non. Affranchissons-nous des idées toutes faites, osons les remettre en question.

Alors à ce stade, tu te dis peut-être que je suis fou. Je dirais simplement que je suis une espèce en voie de disparition. Je fais partie d’une génération d’humains qui savent encore s’aimer, qui aiment le réel, la nature : le beau et le vrai. Un groupe d’humains qui ont encore des sentiments, là où d’autres ont vécu une enfance plongée dans les écrans et les réseaux sociaux et n’ont pas eu de développement cérébral « normal » au point parfois d’être vides d’émotions…

Je crois sincèrement être bon, et je veux faire le bien, pour les gens que j’aime. Je suis jeune et vieux à la fois, introverti et sociable. Ma personnalité est complexe mais j’aime les choses simples. Je suis un homme qui pense, je suis intelligent, j’apprends par moi-même et j’ai des compétences dans divers domaines. Je manque sans doute de modestie, car je me trouve assez exceptionnel quand je regarde les autres hommes autour de moi (bon par contre, je pêche sur le physique, ça je sais). Et puis, cela n’en a peut-être pas l’air, mais je suis un homme heureux. Je manque un peu de lien social certes, mais je dois reconnaître qu’il ne me manque pas grand-chose dans la vie. Je suis reconnaissant, surtout auprès de mes parents et moi-même, pour ce qu’est ma vie aujourd’hui. Je sais être heureux avec ce que j’ai, bien que ça ne m’empêche pas de désirer encore, comme tout être humain. De nos jours, j’en suis à me demander si je n’aurais pas atteint la transcendance telle qu’évoquée par Maslow…

Et toi Kisara ? Qui es-tu ? Que penses-tu de toi-même ? Tu restes encore très mystérieuse à mes yeux, comme si tu me cachais ton jeu. J’aimerais te découvrir. J’aimerais que tu te confies à moi. Mais tu ne sembles plus vouloir de moi dans ta vie… Te voir partir m’attriste beaucoup. Tu sais, tu es mon seul et unique lien humain avec le Japon.

J’espère que cette lettre viendra donner un nouvel éclairage sur qui je suis, ce que je ressens et ce que l’on pourrait vivre ensemble. J’aimerais tellement manger une raclette avec toi, oui oui !

Si tu choisis de conserver le silence, alors c’est à mon tour de souhaiter beaucoup de bonheur. Je te souhaite de surcroît de recevoir encore de telle déclaration d’amour dans ta vie (et authentique : rédigée sans l’aide de la technologie bien sûr), de la part de garçons qui te plairont.

Que la musique apaise tes peines, que le voyage et l’introspection t’ouvrent l’esprit.

Tendrement,

Sylvain LEVASSEUR